C'est en soupirant qu'Amber poussa la porte du store bondé de monde. Elle n'aimait pas vraiment ce lieu, tant pour sa petitesse, étant donné le monde qu'il y avait, que pour ses couleurs trop vives et les odeurs qui s'y mélangeaient... Mais il fallait bien qu'elle fasse quelques courses de temps à autres pour survivre, non ? Tête baissée, elle jeta un bref coup d'oeil vers les caisses : comme d'habitude, les caissiers étaient débordés, enchaînant les caddies, les paniers et les "bip" répétitifs à chaque passage d'articles - bruit qui, au passage, prenait sévèrement la tête à la jeune femme.

Gardant son sang froid, Amber tenta de se frayer un chemin à travers la vague humaine qui s'amassait devant les caisses, murmurant quelques "pardon" et "excusez-moi" qui lui furent, mine de rien, d'une grande utilité. Elle n'était pas petite, mais elle n'était pas bien grande non-plus... Et quand un groupe d'adultes bloquait le chemin, il fallait bien se faire entendre.

"Allez, fais tes courses et sors rapidement d'ici." pensa-t-elle en rivant ses yeux ambrés devant elle, espérant que son simple regard lui permette de se frayer un chemin plus facilement. Vraiment, quelle horreur tout ce monde... Elle en avait chaud ! Ce n'était d'ailleurs pas pour rien qu'elle choisit tout d'abord d'aller dans le rayon des surgelés.

Atteignant sa destination, Amber se pencha légèrement au dessus des bacs afin d'y trouver ce qu'elle cherchait : du poisson. Tout en choisissant du regard celui qu'elle préférait - et qui ne soit pas trop cher -, elle se surprit à repenser à la première fois qu'elle arpenta ces mêmes rayons. Une lueur d'angoisse dans les yeux, l'échine hérissée, elle avait lu tous ces noms de viande en manquant de tourner de l'oeil. Elle qui ne se nourrissait que de fruits sauvages, de carcasses d'animaux, de petits mammifères et d'insectes... Cela lui changeait d'acheter de la "côte de boeuf", comme ils appelaient ça. C'était le monde à l'envers, la chaine alimentaire bouleversée ! Mais elle s'y était progressivement faite... Et puis, c'était bon, tout de même.

En se redressant avec sa boîte de poisson surgelé, Amber heurta involontairement une personne à sa proximité. Confuse, elle s'excusa :

- Oh, navrée, je ne vous avais pas vu... Je ne vous ai pas fait trop mal j'espère ?

Le regard d'Amber croisa vite celui de la personne en question : elle faillit plisser les yeux tellement ses couleurs s'accordaient avec le store, déjà bien assez lumineux comme ça. Mais à défaut, elle s'efforça de s'y habituer, reprenant rapidement le contrôle sur sa vue. Ses sens lui jouaient parfois des tours quand elle ne s'attendait pas à quelque chose, en l’occurrence ici à tomber sur une jeune femme aux cheveux aussi blonds et aux vêtements clairs. Oui, les choses étaient bien plus simples à voir depuis le ciel... Ce n'était peut-être pas aussi détaillé que si l'on était près, mais au moins, on savait à quoi on avait affaire.

Son temps d'adaptation ne lui permit pas d'aider l'accidentée à ramasser les articles qui étaient tombés de son panier. En fait, elle ne s'en rendit compte qu'au moment où son interlocutrice lui répondit :

- Non, pas du tout ! J'ai juste été surprise...

Amber haussa légèrement un sourcil, s'efforçant malgré tout de rester neutre d'apparence. Tout de même, il y avait une nette différence entre être surpris et se faire bousculer... Or là, elle avait bien senti le choc, non ? Elle en avait même renversé son panier ! En tout cas, si la blondinette n'avait pas eu mal, la jeune femme aux yeux ambrés sentait encore son épaule la picoter.

Alors qu'elle s'apprêtait à ouvrir la bouche pour répondre, elle vit que la jeune femme qui venait de se relever rivait son regard sur sa boîte de poisson surgelé. Quoi ? C'était quoi le problème avec cette boîte ?... C'était du cheval ?! Ou peut-être que c'était l'article qu'elle cherchait, tout simplement... L'interrogeant alors du regard, Amber était loin de se douter que la raison de cet attrait si soudain pour le poisson était toute autre.

- Vous allez mangez ceci comme ça ?

La question était tellement étrange et inattendue qu'Amb' en resta bêtement silencieuse, les bras ballants, ne sachant quoi répondre sur le coup. Qu'est-ce qu'elle entendait par manger ceci comme ça ? Qu'elle allait le manger cru, surgelé ? Sans accompagnement ? Pire encore, emballé, avec la boîte ?... Non, vraiment, elle ne voyait pas l'intérêt de cette question. A nouveau, elle formula rapidement une réponse dans sa tête mais elle n'eut pas le temps de la déclarer à haute voix, à nouveau prise de court par la jeune femme.

- Au fait, moi c'est Edwige !

Eh bien... De toutes les personnes qu'elle ait pu croiser jusqu'ici, elle n'en avait - et elle le croyait - jamais vu d'aussi mystérieuses. Autant dire que son visage et son nom n'allaient pas s'effacer de sitôt de son esprit. Par politesse, Amber, à l'air toujours plus ou moins neutre, répondit à son interlocutrice :

- Enchantée. Je m'appelle Amber.

Elle marqua une pause, rangeant sa boîte de poisson dans son panier, avant de reprendre :

- Et concernant le poisson... Que me proposez-vous comme accompagnement ?

Ce fut la seule parade qu'elle trouva à l'étrange réaction de la dénommée Edwige.

Plus le temps passait, et plus Amber se sentait ridicule à attendre là les conseils d'une personne dont elle ne connaissait que le nom. D'autant plus qu'elle gênait le passage aux autres personnes à rester plantée au beau milieu de l'allée, son panier à la main. Elle hésita un instant à s'éclipser en toute discrétion lorsque la dénommée Edwige tourna la tête pour observer les rayons autour d'elle : il y avait tellement de monde qu'elle n'y verrait que du feu... Du moins, elle l'espérait. En réalité, le temps qu'elle mit à réfléchir l'empêcha d'agir, son interlocutrice se tournant de nouveau vers elle en lui adressant un léger sourire.

- Oh, euh... Des légumes. Oui ! Vapeur même... Et puis des pommes de terre au four !

Amber regarda brièvement sa boîte de poisson, tentant de visualiser son assiette. Son poisson dans un coin, une petite ronde de légumes verts et de bonnes pommes de terre grillées, tout cela recouvert d'une succulente sauce... Oui, cela semblait être un bon plan. Elle esquissa un faible sourire en relevant les yeux sur Edwige... Sourire qu'elle perdit progressivement lorsque la jeune femme prononça de nouveau une autre phrase.

- C'est bon ? Je veux dire... Aussi bon que les vrais ? Enfin, j'ai jamais mangé de poisson pour le moment, mais ça vaut le poisson frai ?

Amb' pencha légèrement la tête sur le côté, plissant les yeux. Rapidement, elle récapitula tout ce qu'il s'était passé en l'espace de quelques minutes : elle l'avait bousculée en se redressant, renversant par mégarde son panier. Après quoi Edwige lui avait demandé si elle allait manger son poisson comme ça tout se présentant. Et, marchant les deux pieds dedans, Amber l'avait alors interrogé sur l'accompagnement qui irait le mieux, réponse qu'elle eut mais... Mais comment pouvait-elle le savoir si elle n'avait JAMAIS mangé de poisson ?!

Reprenant contenance, la femme aux yeux ambrés plongea ces derniers dans ceux d'Edwige, comme à la recherche de réponses, les scrutant. En fait, deux hypothèses se bousculaient dans sa tête : soit son interlocutrice était folle, soit elle venait seulement d'arriver... Mais pas d'arriver à Eden, non. D'arriver sous forme humaine. Et vu ses questions, c'était tout à fait plausible. "Aussi bon que les vrais", "Poisson frais". Cela voulait certainement dire qu'elle se nourrissait de bêtes à écailles fraîchement pêchées, à la base... Elle misa donc sur sa seconde suggestion. Elle verrait bien si cela était vrai selon les réponses d'Edwige...

En y repensant plus attentivement, Amber se souvint d'un livre qu'elle avait lu, peu après son arrivée sous forme humaine à Eden. Elle se rappela qu'un personnage - certes relativement secondaire - était justement un volatile d'un blanc immaculé répondant au nom d'Edwige... Que de coïncidences.

Amber ravala un étrange sourire, gardant le visage impassible. Seuls ses yeux se mirent à légèrement briller. Sa curiosité était trop grande pour cesser toute discussion maintenant. L'idée même de s'en aller incognito était totalement sortie de son esprit... Alors, elle déclara :

- Eh bien, oui, je crois. Vous mangiez quoi avant cela, vous ?

Très attentive, faisant abstraction du monde qui l'entourait, elle attendit la réponse non sans une certaine impatience.

L'hésitation que sembla avoir d'Edwige ravit secrètement Amber qui se redressa, gonflant ses poumons d'oxygène, puis expirant lentement. C'était qu'il commençait à faire terriblement chaud ici, malgré le froid émanant des frigos. Elle avait même l'impression que l'air lui manquait peu à peu... Mais elle devait encore tenir quelques minutes pour élucider le mystère Edwige. Quelque chose lui disait qu'elle n'était pas bien loin du but...

De nouveau, la jeune femme qui se tenait face à elle détourna les yeux. Cherchait-elle quelque chose ? Peut-être que la réponse se trouvait écrite quelque part, dans les rayons... C'était donc signe qu'elle ne savait pas quoi déclarer. Ne mangeait-elle pas ? Ou peut-être avait-elle honte de dire ce qu'elle mangeait parce que ses repas étaient trop déséquilibrés ?... Amber jeta un coup d'oeil discret vers le panier d'Edwige : des paquets de gâteaux. Elle ne se nourrissait pas que de ça, tout de même ?!...

- Eh bien...

Amb' releva les yeux sur son interlocutrice, encore hésitante. Eh bien, elle venait, cette réponse ? En réalité, quelle qu'elle soit, la femme aux yeux couleur ambre n'allaient pas en croire un mot. Trop de choses, jusque là, semblaient étranges pour être plausibles. Comme cette histoire de poisson.

- Je ne mangeais pas vraiment varié avant mais maintenant...

Ah ça, Amber voulait bien le croire, à la vue du contenu de son panier. Puis elle vit la jeune femme sourire, comme reprenant soudainement confiance. Ah, ça y est, la lumière était montée jusqu'à son cerveau ? En fait, peut-être qu'elle avait simplement une espèce de maladie. Elle avait entendu parler de ces personnes qui oubliaient quelque chose à court terme pour ne s'en souvenir que quelques minutes après. Pourtant, Edwige ne semblait pas être victime de ce genre de problèmes...

- Des baies, des légumes, de la viande de temps en temps, des pâtes... Pourquoi ?

Ah, et bien enfin ! Tant de temps pour répondre cela ? Amber se répéta plusieurs fois la phrase dans sa tête, adressant un sourire songeur à son interlocutrice.

Des baies. Qui mangeait encore des baies à cette époque ? Très peu de personnes, lui semblait-il... Alors, Edwige devait être quelqu'un de plutôt marginal. Des légumes. Oui, tout le monde mangeait des légumes. De la viande de temps en temps... Une ancienne végétarienne ? Amber garda cette idée dans un petit coin de sa tête. Des pâtes... Le féculent le plus mangé et le plus simple à cuisiner, lui semblait-il. On pouvait faire un tas de choses avec cet aliment ! En sauce, mélangé à des légumes, dans de la salade, avec de la viande... Non, décidément, que ferait-on sans pâtes !

En réalité, pas de quoi soupçonner Edwige d'être un animal sous forme humaine. Oui... Mais elle avait tout de même hésité ! Alors la jeune femme aux yeux ambrés esquissa un faible sourire et répondit :

- Oh, comme ça. Vous semblez découvrir l'étendue de tout ce que les êtres humains peuvent manger, en fait...

Elle formula volontairement sa phrase de manière mystérieuse, creusant davantage son sourire, scrutant toujours le regard d'Edwige pour y percer un quelconque indice sur sa soi-disant identité animale.